Thèse dirigée par : Karine Chemla & Shirley Carter-Thomas.
Dès la fin des années 1950, l'irruption des calculateurs électroniques
dans les sciences humaines et sociales a profondément affecté les
pratiques des chercheurs qui se sont saisis de ces nouveaux outils de
classement et de calcul. Cette thèse vise à analyser certaines
transformations historiographiques que ces innovations techniques ont
provoquées, en se concentrant sur un large groupe d’historiens
médiévistes mettant en œuvre ces instruments pour mener leurs recherches
entre 1966 et 1990.
Mes problématiques s’organisent autour de deux préoccupations
principales. Tout d’abord, ce travail s’interroge sur l’apparition de
nouvelles formes d’organisation collective de la recherche, à l’échelle
des équipes de recherche comme de la discipline elle-même. Ma thèse
montre comment ces formes s’articulent à la production, à la
manipulation et à la mise en circulation de nouveaux types de textes
(bordereaux de saisies, cartes perforées, programmes informatiques,
manuels de codage, mais également bulletin de liaison).
De plus, cette thèse se propose d’analyser les transformations des
méthodes des historiens liées à l’utilisation des moyens électroniques.
J’y mets en évidence que le recours aux calculateurs électroniques et
aux ensembles de savoirs associés à leurs utilisations (analyse de
données, analyse automatique de textes, informatique documentaire)
impliquait l’emploi de technologies intellectuelles (matrices, graphes,
listes, index, inventaires, thesaurus, etc…) qui requéraient une
formalisation accrue des opérations de recherche des médiévistes, tout
en étant dotées, dans ce contexte de fonctions originales.
Pour travailler à ces problématiques, la méthodologie développée dans ce
travail repose sur deux convictions. Tout d’abord, j’y développe l’idée
qu’il faut appliquer à l’histoire des sciences humaines et sociales les
méthodes développées par les historiens des sciences. Ensuite, celle
qu’il est nécessaire, pour saisir les pratiques des historiens,
d’étudier les textes sur lesquels reposent ces pratiques. Cette seconde
direction nous a conduit à emprunter des méthodes de recherche à la
linguistique, et en particulier à l’analyse de discours.
Cette thèse est ainsi construite en trois parties. Dans la première, je
propose une analyse de deux projets de recherches menés par des
médiévistes français entre 1966 et 1990, aux fins de comparer leurs
organisations collectives (taille des équipes, présence d’informaticien,
type de financement, outils de calculs employés), les influences extra-
disciplinaires qu’ils subissent dans l’élaboration de leurs méthodes
(démographie, géographie, linguistique, sociologie), mais aussi les
méthodes qu’ils mettent en œuvre (lexicométrie, histoire quantitative)
et les conséquences historiographiques de ces travaux.
Dans la deuxième partie de cette thèse, je traite des processus par
lesquels certains collectifs engagés dans l’utilisation des ordinateurs
se sont organisés à une échelle méta- collective, dans le but de faire
circuler les produits de leurs recherches (éditions, bases de données,
programmes informatiques, etc…) et des méthodes et des techniques qu’ils
avaient pu développer au cours de leurs expériences respectives.
L’analyse porte sur une initiative française, à portée européenne, qui
démarre avec l’organisation d’un colloque à Rome en 1975 et se poursuit
par la mise en œuvre d’une publication en 1979, intitulé Le Médiéviste
et l’ordinateur. Ce bulletin de liaison devient, dès lors, l’un des
vecteurs privilégiés de la circulation des méthodes et de la
construction d’une culture scientifique commune.
La troisième et dernière partie est quant à elle consacrée aux modalités
des échanges qui prennent forme dans les pages de ce bulletin de
liaison. Deux directions sont explorées : 1) le genre d’article qui s’y
développe en relation avec la nécessité de faire circuler de nouveaux
types de connaissances techniques et 2) les difficultés qu’ont pu
rencontrer les utilisateurs de ces méthodes dans le partage de ce type
de savoir avec certains de leurs collègues, d’un point de vue technique,
mais également épistémologique.